Mais qu’est-ce qu’il m’a encore pris ? Quand fera-t-on une thèse, une étude sérieuse sur ce que j’appelle le « syndrome de la machine à café » ? Ne me dites pas que vous ne voyez pas de quoi je vous parle, je ne vous croirais pas une seule seconde ! J’ai voulu faire mon intéressante ou plutôt ne pas faire ma lâche et me voilà aux pieds de la Tour Eiffel, dossard accroché sur le tee-shirt prête à prendre le départ du Paris Versailles, moi qui n’ai jamais couru d’autres courses que la Parisienne…
Je hais la foule en plus… On est là à piétiner depuis de trop longues minutes, je regarde ma montre encore et encore, je refais mes lacets encore et encore, histoire de me donner une certaine contenance alors que franchement je suis juste en panique totale. Lorsque j’ai annoncé que j’allais prendre le départ, les copains n’ont pas vraiment fait ce qu’il fallait pour me rassurer, j’en ai même un qui m’a promis d’être avec son portable en main toute la matinée pour bondir sur sa moto et venir me récupérer où que je sois, sympa mais bonjour la confiance. J’ai quand même pris un ticket de RER au cas où ! Je sais qu’il y a une foutue côte à grimper, c’est facile à entendre les gens autour de moi, j’ai juste l’impression que le Mont Blanc m’attend !
Ça commence à bouger devant, plus le moyen de s’échapper, il va falloir y aller mais là voyez-vous et désolée d’être aussi triviale mais moi j’ai surtout envie de « pisser » ! Quand je suis stressée, forcément j’ai envie et là je suis très stressée. Je ne pense qu’à un truc, trouver un endroit tranquille pour me soulager… Mais bien sur… En pleine ville c’est l’endroit idéal ! Les km commencent à s’enchainer, et là je ne pense qu’à ça… Il faut que je trouve une solution de façon urgente. Pourquoi suis-je aussi pudique ? C’est bien gentil d’avoir été élevée chez les sœurs mais ça n’est pas compatible avec la pratique de la course à pied en troupeau ! Tout d’un coup, alors que la côte des Gardes est là en vue, je vois un vieux café bien glauque ouvert, ok je fonce. Je rentre comme une furie dedans, crie au « tenancier » : « les toilettes s’il vous plait ? », « droit devant ! ». En deux minutes c’est réglé, je ressors devant l’air dépité des parieurs du dimanche qui se demandent surement qui est cette furie qui a perturbé l’heure du tiercé et je file sans demander mon reste.
Ok maintenant que j’ai l’esprit clair et la vessie vide, il s’agit enfin de courir et de filer vers Versailles. J’essaye de faire ma maline et de courir toute la côte mais il faut se rendre à l’évidence, ça ne passera pas. Bon deux ou trois personnes marchent autour de moi, ça a l’air de se faire, alors je marche aussi. Je reprends mon souffle et je continue, sans vraiment réfléchir. Ah chouette enfin une descente, je lâche les chevaux, j’ai l’impression de voler, je suis au moins à 11km/h ! Je cours depuis 10km… Mon dieu 10km… Mais c’est un vrai truc de dingue quand j’y pense ! Je suis une championne ! Versailles arrive, je le sens, je le devine, je vais y arriver et je ferai ma maline lundi avec ma médaille à la machine à café ! Oui, enfin je l’espère parce que maintenant aucun doute n’est possible, je suis dans ce qu’on appelle dans le milieu « le dur » et franchement j’aurais préféré le mou… J’ai mal aux jambes, j’ai l’impression qu’elles pèsent des tonnes, que mes chaussures ont des semelles en plomb. Je sais que j’ai ralenti mais je me bats pour ne pas marcher, je l’ai déjà un peu fait sur la côte mais là c’est plat, hors de question, je ne dois rien lâcher. Je serre les dents, j’ai juste envie de pleurer, de me mettre en boule le côté et qu’on vienne me chercher…
Tout d’un coup la dernière ligne droite est là, le foutu château est là lui aussi dans le fond mais il ne produit pas l’effet attendu : je me fige sur place incapable de courir. La distance qu’il me reste à parcourir me parait à fois ridicule et insurmontable. Tout se bouscule dans ma tête en quelques secondes, je dois me ressaisir sacrebleu ! Et là j’entends une voix masculine et douce à mes côtés qui me dit : « vous venez avec moi, je vous emmène ». Je lève les yeux et je découvre un monsieur d’un âge certain, voir même d’un certain âge qui me sourit. Il pourrait être mon grand-père à n’en pas douter et semble lui totalement dans son élément. Sans réfléchir, je réponds « oui, ok, on y va » et je repars à ses côtés. Il ne me parle pas, ça tombe bien je serai bien incapable de répondre ! Nous trottinons plus que nous courons et cette ligne qui me paraissait si lointaine se matérialise devant moi enfin. Je la passe juste derrière lui, il se retourne, me sourit en disant « vous voyez, ça n’est pas si difficile que ça » et il disparait dans la foule. Je n’ai jamais su son nom, je ne l’ai jamais revu mais je voulais profiter de ce texte pour lui dire merci, pour dire merci à tous ces coureurs qui un jour ont pris sous leur aile un autre coureur pour l’emmener à bon port. Sans lui je ne serai surement pas où j’en suis aujourd’hui. Je me suis sentie comme faisant partie d’un tout, d’une communauté qui sait être solidaire quand il le faut. Je suis devenue coureuse ce jour, née grâce à un dossard inconnu…